La fidélité
A l’origine de toute forme de fidélité se trouve un engagement. Que ce soit en amitié ou en amour – la fidélité conjugale étant ici l’exemple typique –, ou encore dans le serment de fidélité d’un vassal à son suzerain, on ne peut en toute rigueur dire d’une personne qu’elle est fidèle, ou infidèle, que si elle s’est au préalable engagée à respecter une promesse ou une certaine constance. Il se peut toutefois que cet engagement soit implicite, en amitié par exemple, ce qui peut d’ailleurs être source de malentendu.
La fidélité engage ainsi sur l’avenir ; c’est pourquoi elle peut avoir la forme d’une promesse ou d’un serment explicites, c’est-à-dire de choses qui par définition peuvent être, comme on dit, trahies. Remarquons bien qu’il ne s’agit pas là d’une caractéristique secondaire ou “accidentelle” de la fidélité : c’est précisément parce qu’on ne peut jamais être absolument sûr qu’il sera tenu que l’engagement de fidélité a le sens qui est le sien. La fidélité est donc constamment à confirmer et peut en permanence, ou du moins régulièrement, être rompue, et un seul faux pas suffit ici : la fidélité est totale ou n’est pas.
C’est pourquoi la fidélité dans sa première forme, c’est-à-dire lorsqu’elle est fidélité à une personne, repose sur la confiance de cette personne et, comme la confiance, est en général réciproque, au moins “officiellement”. Certains la poussent d’ailleurs très loin : dans le Nouveau Testament, Jésus affirme que « quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle. » (Evangile selon Matthieu, 5, 28). En un autre sens, celui qu’on appelle le “fidèle” d’une religion donnée prend également un engagement envers celui qu’il considère comme une personne, à ceci près que la “personne” en question est une divinité. Notons que “l’infidélité” prend alors une forme bien particulière.
On n’est donc tenu, en toute rigueur, d’être fidèle qu’à ce à quoi on s’est engagé. Certains couples – modernes diront certains, dépravés diront d’autres – s’accordent sur une autorisation réciproque d’adultère, une sorte de “polygamie” mutuellement consentie, et leurs membres ne peuvent pour cette raison être qualifiés d’infidèles, quoi qu’on pense par ailleurs de leur conduite. Il n’y a infidélité que s’il y a rupture d’un engagement pris, et donc trahison de la confiance accordée par la personne à qui on s’était engagé à être fidèle.
Il en va autrement de la deuxième forme de fidélité : celle qui n’est pas fidélité à une personne, mais à une ou des valeurs, morales ou politiques par exemple. Qu’est donc, dans ce cas, l’infidélité ? Elle peut être soit la reconnaissance d’une erreur ou d’un mauvais choix dans l’engagement initial de fidélité, et se fait alors parfois au profit d’un engagement vers de nouvelles valeurs, soit un “faux pas” qui devrait alors être regretté. Le premier cas peut être illustré par le militant politique qui quitte son parti pour un autre ; le second par un écologiste convaincu qui, par paresse et pour une seule fois, jette son verre dans une poubelle non prévue à cet effet. Si ce second cas peut être rapproché de l’infidélité à une personne, même s’il est sans doute moins grave, le premier montre qu’il n’y a pas grand sens à s’engager à être définitivement fidèle à une cause ou à des valeurs. Ce serait là renoncer à sa liberté de penser – et plus précisément de changer d’avis – et, si l’on veut rester fidèle quoi qu’il arrive, risquer de l’être un jour sans sincérité : si l’on doit être constant dans ses valeurs, ce n’est pas parce qu’on s’est engagé dans le passé à leur être fidèle, mais parce qu’elles restent dignes d’être suivies.
On peut alors remarquer que l’expression « être fidèle à soi-même » ne peut pas réellement signifier autre chose qu’avoir une vie, un comportement en totale cohérence avec ses pensées, même si, du fait de changements de pensées, cette cohérence implique des changements de vie ou de comportement, y compris fréquents. Ainsi le membre d’une secte qui, dans un moment d’égarement ou après mûre réflexion, s’est engagé à être toute sa vie fidèle à son gourou et qui, devenu lucide, regrette et rompt cet engagement, peut bien être jugé infidèle à ce gourou, mais pas à lui-même, au contraire : c’est en restant fidèle à son gourou qu’il serait devenu infidèle à lui-même. Ici réapparaît le délicat problème du rapport entre fidélité et liberté : comment s’engager à être fidèle, d’une quelconque manière, sans abdiquer sa liberté ? Qui peut affirmer qu’il ne pensera jamais que l’engagement de fidélité qu’il a pris était une erreur, ne serait-ce qu’une “erreur sur la personne” ? Or, si l’on admet qu’on peut se tromper sur les personnes comme sur les valeurs auxquelles on s’est engagé à être fidèle, ne peut-on pas en conclure que la seule fidélité à laquelle on doive s’engager, et même la seule qui ait un sens, est la fidélité à soi-même ?